Vers 7 h je monte sur la passerelle. Bonne surprise il y a seulement Vasile, le capitaine et Ronaldo la vigie. Encore une fois je peux user du privilège de m'asseoir dans le fauteuil du commandant. Encore une fois je peux y boire le café apporté par Vasile et les cookies apportés par Ronaldo. Par contre il n'y a plus de musique. Les radios crachotantes sont prioritaires dans ces endroits extrêmement fréquentés. Certaines musiques resteront pour moi attachées à la passerelle en particulier celle du musicien roumain Gheorghe ZAMFIR dont la flûte de pan envoûtante se marie si bien avec la mer. Dans un autre registre la chanteuse JEANETTE dont je connaissais uniquement la chanson Porque te vas traverse les époques et les pays avec bonheur. Le commandant Cornea nous rejoint pour un ultime point avec le capitaine.
Je descends terminer mes sacs pour libérer ma cabine. Gerard doit faire le ménage et les lits pour les passagers
suivants. D'après mes informations les passagers qui vont me succéder sont une femme et son fils de 17 ans qui font uniquement la traversée du Havre à New York. Il y aura 5 passagers sur la
prochaine rotation, aucun ne la fera en totalité du voyage.
Le brouillard s'est dissipé, il fait beau, le pilote pour l'entrée au Havre arrive à 11 h. Il faut environ 3 heures pour arriver au Terminal France du Havre. Mes bagages sont prêts et stockés dans le salon, je peux profiter du dernier trajet. Je suis mélancolique. Vasile, le capitaine, n'a toujours pas passé la main. Il arrive sur la passerelle vers 13 h. Par contre c'est le nouveau commandant qui surveille la manœuvre.
Contrairement à ce qui se passait d'habitude, je peux parler avec le commandant Cornea sur le pont extérieur. Il est là uniquement en observateur. Nous pouvons évoquer ces mois que nous venons de vivre sur le navire. En raison de toutes les péripéties qui ont jalonnées ce voyage, la rotation a été plus fatigante et plus longue que d'habitude. Malgré tout il souhaite repartir vers la mi-septembre sur l'Utrillo pour faire le même voyage. On peut s'attacher à un navire comme à une maison.
L'approche du Havre est longue et très agréable. On entre en passant devant la pointe et les hauteurs de Sainte Adresse avec ses belles maisons, on longe le font de mer du Havre avant d'arriver devant les quais du Terminal 2000 d'où nous étions partis le 13 avril. À 14 h nous sommes à quai. Une pluie très forte se met à tomber. Cela correspond tellement à mon état d'âme que cela ne me gêne pas.
Nous nous retrouvons dans le salon des passagers pour les rituels d'escales habituels. Tandis que le nouveau commandant s'occupe des formalités, c'est le moment des adieux aux officiers. Sébastien, le chef mécanicien, qui vient de terminer les manœuvres et de transmettre les clés des machines vient nous rejoindre. Les officiers ne débarquent pas immédiatement, ils passeront bien la nuit à l'Hôtel de la Marine. Ils partiront en taxi pour Paris vers 3 h du matin pour prendre l'avion à Roissy à 8 h. Ils sont fatigués et totalement obsédés par l'idée d'être chez eux avec leur famille.
Le commandant me demande de partager mon taxi avec les passagers australiens. Il est très tentant, étant donné leur attitude envers moi pendant le voyage, de répondre non. Il me demande surtout de lui rendre service en les accompagnant au bureau de l'immigration du Havre. Ils ne parlent pas français et le commandant est devenu prudent après les mésaventures de Rotterdam. Il a envie d'être sûr que cette fois tout sera en ordre. Allez, je lui dois bien ça au commandant ! Sébastien m'aide à descendre mes sacs sur le pont A.
Les adieux à l'équipage ont lieu avant de descendre pour la dernière fois l'échelle de coupée et encore sur le quai pour les marins qui s'active autour des containers. Il pleut à torrent, cela abrège les embrassades et m'évite de me laisser aller aux émotions que je redoutais.
Le taxi est une voiture banalisée, j'y retrouve les passagers australiens. Maintenant je n'ai plus qu'une envie, retrouver mon fils aîné qui m'attend à l'Hôtel de la Mer. Auparavant je m'acquitte de ma mission, nous faisons un détour par les bureaux de l'immigration pour que les passagers australiens soient en règle sur notre territoire.
À16 h 30 je quitte sans regret les passagers australiens et retrouve avec bonheur Olivier qui m'attend depuis 2 h ! Pour une fois ce n'est pas de ma faute si je suis en retard.
Nous arrivons très tard à Nantes ou une réception m'a été préparée par toute ma famille pour me présenter le dernier né qui à déjà compris comment me séduire. Je suis dans un état second. J'ai l'impression de sortir d'une bulle et je suis étourdie par le bruit et le mouvement. Je sais qu'il me faudra du temps pour mettre vraiment pied à terre. Je pense aux officiers qui ne vont pas beaucoup dormir cette nuit dans l'attente de vivre ces retrouvailles avec ceux qu'ils aiment.