Dès que je me réveille je jette un œil vers le sabord. Pas de conteneurs devant mais partout sur les côtés. J'ai un filet de lumière et je ne vois plus la mer.
Les dockers ont travaillé toute la nuit, ils n'ont pas fait dans la dentelle. Par moment ils ont laissé tomber des conteneurs en faisant un bruit incroyable et tout le bateau vibrait. C'était une vraie détonation. Cela m'a réveillée plusieurs fois.
Je croise rapidement le commandant qui a l'air préoccupé. Lui aussi a été gêné par le bruit pendant ces quelques heures de sommeil et il est agacé par des complications survenues dans les chargements des conteneurs.
Nous devrions partir vers 10 h mais ce n'est pas bien parti pour respecter cet horaire.
Je monte à la passerelle, le chargement sur l'avant est terminé. J'ai une chance de garder un peu de lumière dans ma cabine jusqu'à Ningbo.
La pluie s'est arrêtée, il fait 20 degrés mais la visibilité n'est pas très bonne.
Cette nuit un bateau CMA-CGM IVANHOE s'est amarré juste devant nous. C'est un 4000 ou 6000 boîtes, pas plus. Ce qui est amusant c'est que les deux ponts avants se touchent presque.
Quand on a un élément de comparaison on prend la mesure de la masse du BOUGAINVILLE.
10 h 30 Jonee, le lieutenant philippin, est en passerelle quand le pilote arrive. Il est étonné et appelle le commandant qui vient aussitôt, contrarié de ne pas avoir été prévenu. L'heure du départ n'a pas été confirmée et le pilote est déjà là. Il appelle Tanguy, le chargement n'est pas terminé.
C'est la première fois que je vois le commandant vraiment de mauvaise humeur. Le pilote lui dit qu'il est pressé. Aïe, aïe, aïe il n'aurait pas dû dire cela! Il va falloir qu'il attende.
Le commandant rumine et marche de long en large. Quand les capitaines arrivent, la tension monte encore d'un cran. Guillaume est avec eux. Il a les yeux au milieu de la figure, il a travaillé cette nuit et il y a encore des problèmes à résoudre.
Ce que j'apprécie chez ces hommes c'est leur façon de gérer les difficultés. Pas de cris, pas de portes qui claquent. Ils maitrisent leur énervement, l'urgence quel que soit le souci, est de trouver une solution.
Les difficultés viennent presque toujours de l'agence portuaire locale du port ou du siège de Marseille. C'est vrai qu'entre donner des ordres assis dans un bureau et être sur un navire à gérer le quotidien, il y a plusieurs abîmes.
Un planificateur qui ne fait pas correctement son travail fiche en l'air toute une escale. L'ennui c'est que cette personne n'a jamais vu de près un conteneur, encore moins un porte-conteneur et surtout elle n'a jamais géré le chargement concret des conteneurs. Sur un bateau de la taille de BOUGAINVILLE, il vaut mieux ne pas se tromper de ligne.
Cette sombre histoire de plans de charge non conforment à la réalité des conteneurs à mettre en place ne passe pas. Les officiers sont très mécontents.
Nous partons à 11h30. Sur la passerelle l'ambiance est électrique (pas encore explosive, ce serait trop fort !).
Je n'avais pas encore vu Tanguy aussi énervé. D'habitude il fait toujours preuve de beaucoup de patience et de pragmatisme. Il prépare la riposte...
La sortie se passe sans incident. Je retrouve certains paysages vus à l'aller. Les temples chinois sont toujours amusants perchés en haut des collines. On y accède par des dizaines de marches.
Ils aiment les marches en Chine.
La colère (rentrée) des officiers n'est pas tombée. Quand le pilote descend, ils se retrouvent entre eux et ils peuvent enfin parler de leurs soucis.
Au bout de quelques minutes je vois Tanguy s'installer devant le PC et commencer à écrire un message. Je ne sais pas à qui il écrit mais ça va saigner ! Le malheureux clavier, qui n'y est pour rien, est malmené.
On entend claquer les touches sur toute la passerelle. Personne ne dit rien. Si cela fait du bien à Tanguy, tant pis pour le matériel.
Le commandant donne son feu vert pour l'envoi du message et très vite l'ambiance redevient normale.
La visibilité est moyenne et le trafic important, le commandant ne déjeunera pas ce midi.
Nous repassons devant l'île aux moutons. Cette fois je vois la bergerie. Il me faut du temps pour terminer un thème. Cette fois j'arrête sur les moutons. Pourvu que je n'apprenne pas que ce sont des chèvres !
En sortant nous croisons ce que les marins appellent un bateau "sister" moi j'aurais dit un bateau "frère". Surtout ne pas chercher à comprendre.
Des bateaux "sisters" sont des bateaux identiques. Le KERGUELEN à la même taille que le BOUGAINVILLE. Il navigue sous pavillon international. C'est pour cela que le BOUGAINVILLE est considéré comme le plus gros porte-conteneur de …France mais pas du monde. C'est un 18 000 boîtes et il y a déjà des 20 000 boîtes en circulation mais pas en France.
Le KERGUELEN est resté au mouillage en attendant que nous libérions la place à Yangshan. Il fait la même rotation que le BOUGAINVILLE avec un décalage de 15 jours.
Après-midi de mer. Promenade, lecture, écriture. À 17 h je monte faire un tour en passerelle. Le temps est un peu meilleur.
Nous avons droit à un soleil couchant digne d'intérêt.
Diner tranquille avec de somptueux cannelés fait par Bastien. On n'est pas dimanche mais il s'entraîne et c'est de mieux en mieux.
Je termine de lire "Au revoir Là-haut" de Pierre Lemaitre. L'écriture forte et moderne donne un vrai rythme à cette histoire qui reprend quelques grands thèmes de l'après-guerre 14-18. Dans ce roman, les gueules cassées et le trafic dans les cimetières de poilus sont utilisés sans pathos. C'est ce genre de livre que l'on devrait conseiller aux ados en classe. C'est quand même plus facile à lire que Romain Rolland, Louis Guilloux ou que Céline. Cela permettrait de ne pas oublier les conséquences de cette guerre abominable. C'était ma minute littérature.
On doit arriver à Ningbo vers 10 H demain matin. Peut-être.